Voici la nouvelle "Des jouets pour l'été" ("Supertoys Last all Summer Long") de Brian Aldiss écrite en 1969, nouvelle qui donna l'idée de A.I. à Stanley Kubrick.

Dans le jardin de Madame Swinton, c'était l'été perpétuel. De jolis amandiers l'ornaient, parés de feuilles éternelles. Monica Swinton cueillit une rose couleur safran et la montra à David.
-N'est-elle pas ravissante? fit-elle.
David leva les yeux sur elle et sourit sans répondre. Il s'empara de la fleur, s'enfuit en courant sur la pelouse et disparut derrière le chenil où était accroupie la tondeuse-cultivatrice, prête à couper, balayer ou aplanir quand le moment viendrait. Madame Swinton restait debout, toute seule, sur son impeccable allée de graviers en plastique.
Elle s'était efforcée de l'aimer.
Quand elle se décida à suivre le petit garçon, elle le retrouva dans la cour, occupé à faire flotter la rose sur son bassin de jeux. Debout dans le bassin, ses sandales encore aux pieds, il était fasciné.
-David, mon chéri, faut-il donc que tu sois aussi négligent? Viens immédiatement changer de chaussures et de chaussettes.
Il la suivit dans la maison sans protester, sa tête sombre ballottant à la hauteur de la taille de Madame Swinton. Âgé de trois ans, il n'avait pas la moindre peur du séchoir à ultrasons dans la cuisine. Mais avant que sa mère ait pu atteindre une paire de pantoufles, il se dégagea en se tortillant pour s'enfuir dans le silence de la maison.
Il devait être à la recherche de Teddy.
Monica Swinton, âgée de vingt-neuf ans, gracieuse de formes, aux yeux doucement éclatants, alla s'asseoir dans son salon et choisit son attitude avec art. Elle commença par rester assise à songer, mais bientôt elle se contenta d'être assise. Le temps se penchait sur son épaule avec cette lenteur démente qu'il réserve aux enfants, aux fous et aux épouses dont les maris absents se consacrent à l'amélioration du monde. D'un mouvement presque réflexe, elle tendit la main pour modifier la longueur d'onde de ses fenêtres. Le jardin s'évanouit; à sa place, le centre de la ville monta à sa main gauche, encombré d'une foule de gens, de véhicules et de bâtiments... mais elle maintint le volume du son au minimum. Elle restait seule. Un monde surpeuplé est l'endroit idéal pour cultiver la solitude.

Les directeurs de Synthank dégustaient un énorme déjeuner pour célébrer le lancement de leur nouveau produit. Certains d'entre eux portaient les masques faciaux en plastique devenus à la mode à l'époque. Tous étaient d'une élégante minceur en dépit des riches aliments et de l'alcool qu'ils ingurgitaient. Leurs femmes étaient d'une minceur élégante en dépit des aliments et de la boisson qu'elles ingurgitaient également. Une génération antérieure, moins évoluée, les auraient jugés beaux, les yeux mis à part.
Henry Swinton, directeur-administrateur de Synthank, était sur le point de prononcer une allocution.
-Je suis désolé que votre femme n'ait pas pu se joindre à nous pour vous écouter, lui dit son voisin.
-Monica préfère rester à la maison pour méditer sur de belles pensées, répondit Swinton en gardant le sourire.
-Il est naturel qu'une aussi belle femme ait de belles pensées, observa la voisin.
"Cesse de penser à ma femme, espèce de salaud", songea Swinton sans cesser de sourire.

 

Il se leva parmi les applaudissements pour faire son petit discours.
Après une ou deux plaisanteries, il se lança: "Aujourd'hui nous arrivons au véritable succès pour notre société. Il y a maintenant près de dix ans que nous avons présenté sur le marché mondial nos premières formes de vie synthétiques. Vous savez tous l'accueil enthousiaste qu'elles ont rencontré, surtout les dinosaures miniaturisés. Mais aucune d'elles n'était douée d'intelligence.
"Cela semble paradoxal qu'à notre époque, en ce jour, nous soyons en mesure de créer la vie mais non l'intelligence. Le premier de nos produits à être mis en vente, le ruban Croswell, est aussi celui qui se vend le mieux, et c'est le plus stupide de tous."
Rire généralisé.
"Bien que les trois quarts de notre monde surpeuplé meurent de faim, nous autres avons la chance de posséder plus qu'il n'est nécessaire grâce au contrôle de la natalité. Notre problème, c'est l'obésité et non la malnutrition. Je devine que personne autour de cette table n'est démuni d'un ruban Croswell qui travaille pour lui dans l'intestin grêle, un taenia parfaitement inoffensif, un parasite artificiel qui permet à son hôte de manger jusqu'à cinquante pour cent d'excédent de nourriture sans que sa silhouette en souffre le moins du monde. Exact?"
Les têtes s'inclinèrent en assentiment général.
"Nos dinosaures en miniature sont presque aussi idiots. Aujourd'hui, nous lançons sur le marché une forme synthétique de vie intelligente... un domestique à la dimension normale.
"Non seulement il est doué d'intelligence, mais son degré d'intelligence est limité, car nous pensons que les gens auraient peur d'une créature dotée d'un cerveau humain. Notre domestique n'a dans le crâne qu'un petit ordinateur.
"il y avait déjà sur le marché des mécaniques nanties de minuscules ordinateurs en guise de cerveau -des créations en plastique dénuées de vie, des super jouets -mais nous avons enfin trouvé le moyen de lier les circuits d'ordinateur à la chair synthétique "

David, assis près de la longue fenêtre de sa nursery, se débattait avec le papier et le crayon. Il cessa enfin d'écrire et se mit à faire rouler le crayon sur la pente du couvercle de son pupitre.
"Teddy!" dit-il.
Teddy était couché sur le lit contre le mur, sous un livre à images mouvantes et un gigantesque soldat en plastique. La sonorité de la voix de son maître l'activa et il se mit sur son séant.
-Teddy, je ne sais pas quoi dire!
L'ours descendit du lit et s'avança raidement pour s'accro cher à la jambe du garçonnet. David le prit et le posa sur le bureau.
-Que lui as-tu dit jusqu'à présent?
-J'ai dit... Il souleva sa lettre et la regarda durement. J'ai dit: "Chère maman, j'espère que tu vas bien en ce moment. Je t'aime..."
Il y eut un long silence, puis l'ours déclara: "Cela me paraît très bien. Descends la lui donner."

 
 
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