Encore un long silence.
-Ce n'est pas tout à fait ce qu'il faut. Elle ne comprendra pas.
À l'intérieur de l'ours, un petit ordinateur examina son programme de possibilités. "Pourquoi ne pas la récrire avec des crayons de couleur?"
Comme David ne répondait pas, l'ours répéta sa suggestion: "Pourquoi ne pas la refaire aux crayons de couleur?), David regardait par la fenêtre. "Teddy, sais-tu à quoi je pensais? Comment peut-on distinguer les choses réelles de celles qui ne le sont pas?"
L'ours manipula ses alternatives. "Les choses réelles sont bonnes.
-Je me demande si le temps est bon. Je ne crois pas que ma man aime beaucoup le temps. L'autre jour, il y a bien des jours de cela, elle a dit que le temps passait sur elle. Est-ce que le temps est réel, Teddy?
-Les horloges donnent le temps. Les horloges sont réelles. Maman a des horloges, donc elle doit les aimer. Elle a une horloge a son poignet, tout près de son cadran.
David avait commencé à dessiner un réacteur au dos de sa lettre. "Toi et moi, nous sommes réels, n'est-ce pas, Teddy?"
L'ours regardait sans broncher le garçonnet dans les yeux.
"Toi et moi, nous sommes réels, David." II était spécialisé dans le réconfort.

Monica allait à pas lents par la maison. C'était bientôt l'heure où le courrier de l'après-midi arriverait par fil. Elle composa sur le cadran fIXé à son poignet le numéro du bureau central des postes, mais rien ne lui parvint. Encore quelques minutes.
Elle pouvait se remettre à peindre. Ou bien appeler ses amies. Ou encore attendre qu'Henry rentre à la maison. Ou elle pouvait monter jouer avec David...
-David!
Pas de réponse. Elle le rappela une deuxième, puis une troisième fois.
-Teddy! lança-t-elle, le ton plus sec.
-Oui, maman! Après un court délai, la tête à pelage doré de Teddy apparut en haut des marches.
-Est-ce que David est dans sa chambre, Teddy?
-David est allé dans le jardin, maman.
-Descends ici, Teddy!
Elle resta impassible, à suivre des yeux la petite silhouette velue qui dévalait de degré en degré sur ses courtes pattes. Quand elle parvint en bas, elle la ramassa et l'emporta dans le salon. Elle gisait immobile dans ses bras, le regard fixé sur elle. Elle sentait jusqu'à la moindre vibration du moteur.
-Reste ici, Teddy, j'ai à te parler.
Elle le posa sur une table où il resta planté, comme elle le lui avait commandé, les bras ouverts en avant dans l'éternelle attitude de l'étreinte.
-Teddy, est-ce David qui t'a dit de me dire qu'il était allé dans le jardin?
Les circuits du cerveau de l'ours étaient trop élémentaires pour la dissimulation. "Oui, maman."
-Ainsi tu m'as menti.
-Oui, maman.
-Et cesse de m'appeler maman! Pourquoi David m'évite-t-il? II n'a pas peur de moi, non?
-Non. II t'aime.
-Pourquoi ne pouvons-nous pas nous entendre?

 

 

 

-David est en haut.
Cette réponse lui coupa la parole. À quoi bon perdre son temps à discuter avec cette machine? Pourquoi ne pas tout simplement monter prendre David dans ses bras et lui parler, comme une mère aimante à son fils affectionné? Elle entendait le poids du silence dans la maison, une qualité différente de silence émanant de chacune des pièces. Sur le palier, quelque chose se déplaçait très silencieusement... C'était David qui cherchait à se cacher d'elle...

Il en arrivait maintenant à la fin de son discours. Les invités se montraient attentifs; de même que la presse, qui garnissait deux des murs de la salle de banquet, car on enregistrait les paroles d'Henry et on le photographiait de temps à autre.
"Notre domestique sera sous bien des angles le produit des ordinateurs. Sans les ordinateurs nous n'aurions jamais pu élucider la biochimie complexe qu'implique la chair synthétique. Le domestique sera également un prolongement de l'ordinateur puisqu'il contiendra dans sa propre tête un ordinateur miniaturisé en mesure d'affronter toute situation qui pourrait se présenter dans un foyer. Avec quelques réserves, bien entendu." Des rires accueillirent cette saillie; nombre de ceux qui étaient présents savaient la discussion animée qu'avait eue le conseil d'administration de la Synthank avant de prendre finalement la décision de laisser le domestique asexué sous son impeccable uniforme.
"Malgré tous les triomphes de notre civilisation -oui, et aussi malgré les problèmes écrasants que soulève le surpeuplement -il est triste de réfléchir aux nombreux millions d'êtres qui souffrent d'une solitude, d'un isolement croissants. Notre domestique sera pour eux une bénédiction; il sera toujours prêt à répondre, et la conversation la plus banale ne saurait le lasser.
"Pour l'avenir, nous envisageons de construire de nouveaux modèles, masculins et féminins -dont certains, je vous le promets, ne souffriront pas des restrictions imposées au premier! d'une conception plus perfectionnée, de véritables créatures bio électroniques.
"Non seulement ils posséderont leurs propres ordinateurs, capables d'établir des programmes individuels, mais ils seront reliés au réseau mondial de renseignements. Ainsi chacun pourra-t-il jouir dans son foyer de l'équivalent d'un Einstein. La solitude de l'individu sera alors à jamais supprimée!"
Il s'assit dans un tonnerre d'applaudissements. Même le serviteur synthétique assis à la table, vêtu d'un costume discret, applaudit avec entrain.

Tout en traînant sa serviette d'écolier, David longeait les murs de la maison. II se hissa sur le banc décoratif placé sous la fenêtre du salon pour jeter un coup d'œil circonspect à l'intérieur.
Sa mère se tenait debout au milieu de la pièce. Elle avait le visage vacant; cette absence d'expression effraya le garçonnet. II l'observait avec fascination. Il ne bougeait plus; elle ne bougeait pas. Le temps aurait aussi bien pu s'immobiliser, comme il s'était figé dans le jardin.
Elle pivota enfin et sortit du salon. David attendit un moment, puis frappa à la vitre. Teddy se retourna, l'aperçut, se laissa choir de la table et s'approcha de la fenêtre. En tâtonnant de ses pattes, il réussit à l'ouvrir.
Ils s' entre regardèrent.
-Je suis un vaurien, Teddy. Sauvons-nous!
-Tu es un très bon garçon. Ta maman t'aime.
Il secoua lentement la tête. "Si elle m'aime, comment se fait il que je ne puisse pas lui parler?)'

 
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