-Tu es bête, David. Maman se sent seule. C'est pour cela qu'elle t'a.
-Elle a papa. Moi je n'ai personne que toi et je me sens seul.
Teddy lui décocha une tape amicale sur la tête. "Si tu te sens si mal, il vaudrait mieux que tu retournes chez le psychiatre."
-Je le déteste, ce vieux psychiatre... Il me donne l'impression que je ne suis pas réel." Il se mit à courir pour traverser la pelouse. l'ours se laissa tomber de la fenêtre et le suivit aussi vite que le lui permettaient ses courtes pattes.
Monica Swinton était montée à la nursery. Elle appela une fois son fils, puis elle resta plantée, indécise. Tout était silencieux.
Il y avait des crayons de couleur sur le pupitre. Obéissant à une impulsion subite, elle s'en approcha et souleva le couvercle. Il y avait à l'intérieur des douzaines de feuilles de papier. Un certain nombre étaient couvertes de la maladroite écriture de David, chacun des caractères étant tracé dans une teinte différente de celle du précédent. Aucun des messages n'était terminé.
"MA CHERE MAMAN, COMMENT VAS-TU VRAIMENT, M'AIMES-TU AUTANT QUE..."
" CHERE MAMAN, JE T'AIME ET PAPA AUSSI ET LE SOLEIL BRILLE..."
"CHERE CHERE MAMAN, TEDDY M'AIDE A T'ÉCRIRE. JE T'AIME ET TEDDY..."
" MAMAN CHÉRIE, JE SUIS TON FILS UNIQUE ET JE T'AIME TANT QUE QUELQUEFOIS,..."
" CHERE MAMAN, TU ES VRAIMENT MA MAMAN ET JE DÉTESTE TEDDY..."
"MAMAN CHÉRIE, DEVINE COMBIEN JE T'AIME..."
"CHERE MAMAN, JE SUIS TON PETIT GARÇON, PAS TEDDY, ET JE T'AIME MAIS TEDDY..."
" CHERE MAMAN, CECI EST UNE LETTRE POUR TOI RIEN QUE POUR TE DIRE COMBIEN TANT.."
Monica laissa tomber les feuillets et éclata en sanglots. Avec leurs couleurs heurtées mais gaies, les lettres s'éparpillèrent pour se poser sur le sol.

Ce fut l'esprit en joie qu'Henry Swinton attrapa l'express pour rentrer à la maison; de temps à autre il adressait même un mot au domestique synthétique qu'il ramenait avec lui. Le serviteur répondait poliment, avec exactitude, bien que ses réponses ne fussent pas toujours appropriées aux normes humaines.
Les Swinton habitaient dans un des plus riches immeubles de la ville, à un demi-kilomètre au-dessus du sol. Encastré parmi d'autres, leur appartement n'avait pas de fenêtres sur l'extérieur. Personne ne tenait à voir le monde extérieur surpeuplé. Henry ouvrit la porte avec son voyant-de-conformation-rétinienne et entra, suivi du domestique.
Aussitôt Henry fut entouré de l'illusion sympathique de jardins fixés en un éternel été. C'était stupéfiant ce que la société Whologram arrivait à faire pour créer d'énormes mirages dans un espace réduit. Derrière ses roses et ses glycines se dressait la maison: le trompe-l'œil était parfait. C'était une villa de style George V qui semblait l'accueillir.
-Cela vous plait-il? demanda-t-il au serviteur.
-Il arrive que les roses souffrent de la maladie noire.
-Ces roses-Ià sont garanties contre toute imperfection.
-Il est toujours à conseiller d'acheter des marchandises garanties, même si elles sont un peu plus chères.
-Merci du renseignement, fit sèchement Henry.
Les formes de vie synthétiques avaient moins de dix ans, les vieux androïdes mécaniques moins de seize; on effaçait peu à peu, année après année, les défauts de leurs systèmes.

  Il ouvrit la porte pour appeler Monica.
Elle sortit aussitôt du salon et le prit par le cou, l'embrassant avec ardeur sur les joues et les lèvres. Henry était stupéfait.
Il recula pour lui regarder le visage et vit comme elle paraissait irradier la lumière et la beauté. Il y avait des mois qu'il ne l'avait vue si animée. D'instinct, il l'étreignit plus fort.
-Que t'est-il arrivé, ma chérie?
-Henry, Henry... Oh! mon chéri! J'étais au désespoir... Mais j'ai appelé le bureau de poste dans l'après-midi et... tu ne le croirais jamais! Oh! c'est merveilleux!
-Au nom du ciel, femme, qu'y a-t-il de si merveilleux?
Il aperçut l'en-tête du photostat qu'elle tenait à la main, encore tout humide à la sortie du distributeur mural: Ministère de la Population. Il sentit les couleurs se retirer de ses joues, sous la soudaineté du choc et de l'espoir.
-Monica... oh!... Ne me dis pas que notre numéro est sorti!
-Si, mon chéri, si. Nous avons gagné à la loterie du mariage cette semaine! Nous pouvons nous y mettre et concevoir immédiatement un enfant!
Il poussa un hurlement de joie. Ils se mirent à danser autour de la pièce. La pression du surpeuplement était telle qu'il avait fallu imposer des contrôles sévères à la reproduction. Toute procréation dépendait d'une autorisation gouvernementale. Il y avait quatre ans qu'ils attendaient cet instant. Ils criaient leur bonheur en paroles incohérentes.
Ils s'arrêtèrent enfin, le souffle court, et restèrent au milieu de la pièce, à rire chacun du bonheur de l'autre. Quand elle était redescendue de la nursery, Monica avait désopacifié les fenêtres, si bien qu'elles révélaient maintenant le panorama du jardin. Le soleil artificiel dorait le gazon et projetait maintenant des ombres plus longues... David aussi bien que Teddy les regardaient fixement par la fenêtre.
En voyant leurs visages, Henry et sa femme reprirent leur sérieux. -Qu'allons-nous faire d'eux? demanda Henry.
-Pas de difficulté pour Teddy. Il fonctionne bien.
-David fonctionnerait-il mal?
-Son centre de communication verbale lui cause encore des difficultés. Je pense qu'il lui faudra une fois encore retourner à l'usine.
-Bon. Nous verrons comment il se comportera d'ici la naissance du bébé. Ce qui me rappelle que j'ai une surprise pour toi: de l'aide juste quand nous allons en avoir besoin! Viens voir dans le vestibule ce que je t'ai ramené.
Quand les deux adultes eurent disparu de la pièce, le garçonnet et l'ours s'assirent sous les rosiers grimpants.
-Teddy... Je suppose que maman et papa sont réels, n'est ce pas?
Teddy répondit: -Tu poses des questions si sottes, David. Personne ne sait ce que "réel" veut dire en réalité. Rentrons.
-Tout d'abord, je prends encore une rose!
Il arracha une fleur d'un rose éclatant qu'il emporta dans la maison. Elle reposerait sur son oreiller quand il s'endormirait. sa beauté et sa douceur lui rappelaient maman.

 

"Des jouets pour l' été"; de Brian W. Aldiss, tiré du recueil "L'Instant de l'éclipse": Éd. Denoël, collection "Présence du futur". Traduit de l'anglais par Bruno Martin.
Source magazine Premiere

 
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